Faire de la commande publique un outil au service de l’économie circulaire ? L’idée suit son chemin. Depuis les années 2000 et en particulier sous l’impulsion de l’Union Européenne, le Code de la commande publique (CCP) s’est progressivement étoffé de différents outils visant à permettre aux acheteurs publics d’intégrer l’environnement dans leur politique d’achat.
Cette tendance, encourageante, est également profondément justifiée : avec un montant de 200 milliards d’euros annuels, soit près de 10% du PIB[1], la commande publique représente un pan essentiel de l’économie. Il va sans dire que les bénéfices environnementaux d’une commande publique plus « durable » seraient réels.
Pour en revenir à l’arsenal juridique existant, rappelons que « la prise en compte des objectifs de développement durable dans leurs dimensions économique, sociale et environnementale » constitue une obligation pour l’acheteur public dans le cadre de la définition de son besoin (article L. 2111-1 du CCP).
L’article L. 2112-1 du CCP permet également à l’acheteur d’insérer, sous forme de clauses, des considérations relatives à l’environnement dans les conditions d’exécution du marché. Mais avec moins de 15% des contrats contenant de telles clauses[2], cet outil reste peu utilisé en pratique. Mieux encore, il n’est pas rare de voir certains acheteurs inclure de telles clauses dans leurs marchés mais sans les exécuter ni les contrôler.
En réalité, si les possibilités de « verdir » les contrats de la commande publique s’avèrent toujours plus nombreuses, leur utilisation dépend à ce jour encore essentiellement du bon vouloir de l’acheteur. Le critère environnemental reste subsidiaire face à d’autres considérations, au premier rang desquels figurent le prix et la valeur technique.
Dans ce contexte, la loi AGEC[3] a souhaité accélérer le mouvement. Son article 58 dispose, en effet, qu’ « à compter du 1er janvier 2021, les biens acquis annuellement par les services de l’Etat ainsi que par les collectivités territoriales et leurs groupements sont issus du réemploi ou de la réutilisation ou intègrent des matières recyclées dans des proportions de 20% à 100% selon le type de produit. » Un article ambitieux dont le décret d’application[4], paru le 10 mars 2021 au Journal Officiel, n’est malheureusement qu’un pâle reflet.
Un décret d’application laborieuse requérant des éclaircissements
Allant bien plus loin que le mécanisme initial prévu par la loi AGEC (article 58), le décret établit les seuils minimaux d’acquisition non pas en pourcentage de biens acquis annuellement mais en pourcentage du montant total de la dépense annuelle consacrée à ces produits.
On peut regretter cette approche centrée sur le coût d’acquisition, en mettant totalement de côté la valeur vénale des biens acquis, dans le sens où cette vision exclut de fait du dispositif les biens acquis par un acheteur qui a bénéficié de conditions financières particulièrement avantageuses (économies d’échelles, contexte économique, etc.) ou encore dans le cadre de remises exceptionnelles temporaires accordées par les fournisseurs, ces dernières étant fréquentes dans le cas des marchés de fournitures.
Cette approche a dès lors pour énorme inconvénient de créer des disparités entre les acheteurs dans l’accomplissement des nouvelles obligations, rendant de ce fait beaucoup plus compliquée l’émergence de pratiques communes entre eux.
Par ailleurs, il est à noter que les taux ne s’appliquent pas par marché de fournitures mais à l’ensemble des dépenses engagées annuellement pour un produit ou une catégorie de produits. Difficile de comprendre pourquoi ce choix a été opéré, dans le sens où il semble compliqué à mettre en œuvre par les acheteurs, et cela à plus d’un titre :
- Tout d’abord eu égard à la complexité pour l’acheteur de calculer ces taux compte tenu de la diversité de certains regroupements de produits identifiés dans le décret. En effet, cela conduira l’acheteur à distribuer laborieusement ces taux sur les différents marchés qu’il réalisera tout au long de l’année, sans être certain à la fin de l’année d’avoir réussi à respecter la réglementation,
- Ensuite, là où l’acheteur avait pour habitude de passer plusieurs marchés (ou plusieurs lots), il serait tenté, pour remplir plus aisément ses obligations en la matière, de recourir à un marché unique avec une grande entreprise spécialisée en matière de réemploi/réutilisation, délaissant de ce fait les PME/TPE.
L’annexe du décret (cf. extrait du tableau ci-dessous) fait également preuve d’un manque de clarté dont on espère que le guide d’application à venir saura lever les ambiguïtés. On y retrouve ainsi deux taux, exprimés en pourcentage et associés à chaque catégorie de produits. La façon d’appliquer ces taux n’est toutefois pas clairement définie et deux lectures semblent possibles :
- Si l’on s’en tient à une lecture linéaire du tableau, on en déduit que le taux figurant en troisième colonne doit être appliqué comme un pourcentage du taux figurant en deuxième colonne. Les termes de l’intitulé de la troisième colonne (« dont % issu de (…) ») semblent plaider en faveur de cette première lecture ;
- Une deuxième lecture, moins probable mais très intéressante à évoquer, pourrait toutefois amener à considérer que chaque taux s’applique indépendamment l’un de l’autre. Cette deuxième méthode de calcul, dont nous verrons qu’elle est également plus ambitieuse d’un point de vue environnemental, aurait le mérite d’être plus simple à mettre en œuvre par les acheteurs.
Enfin, des interrogations subsistent quant au champ d’application du décret. Selon l’article 1, cette nouvelle obligation s’applique effectivement aux « produits acquis par l’Etat et par les collectivités territoriales et leurs groupements ». Quid des opérateurs de l’Etat et ses établissements publics ainsi que des établissements publics des collectivités territoriales ? Si l’on s’en tient à une interprétation stricte du décret, ils semblent bien exclus du dispositif.
Des objectifs environnementaux en demi-teinte
Des taux situés dans la fourchette basse du dispositif initial de la loi AGEC
Du point de vue de son ambition environnementale, le décret se montre en tout état de cause décevant. Alors que la loi AGEC mentionnait des taux « de 20% à 100% selon le type de produit », la moyenne des taux institués par le décret se situe à 20% et le taux le plus élevé est de 40% (catégorie des imprimés, livres et papeteries).
Par ailleurs, si les termes de « réemploi » et « réutilisation » sont définis par le Code de l’environnement (article L. 541-1-1), la notion de « produits intégrant des matières recyclées », s’avère quant à elle beaucoup plus floue étant donné qu’aucune information n’est donnée sur le taux d’incorporation des matières recyclées exigé.
« Lecture n°1 » : Une ambition environnementale réduite à peau de chagrin
L’instauration du deuxième taux vise à garantir un taux minimal de produits issus du réemploi ou de la réutilisation. Néanmoins, si l’on s’en tient à la « lecture n°1 » du tableau, qui veut que le deuxième taux soit perçu comme un pourcentage du premier, l’obligation finale apparaît particulièrement peu contraignante. D’autant que pour un certain nombre de catégories de produits, ce taux s’avère soit nul, soit très faible.
Prenons l’exemple d’un acheteur public souhaitant acquérir sur l’année pour 20 000 euros de vêtements de travail. Sur ces 20 000 euros, 20% soit 4000 euros doivent être des vêtements « issus du réemploi, de la réutilisation ou intégrer des matières recyclées ». Sur ces 4000 euros, 20% soit 800 euros seulement devront être « issus du réemploi ou de la réutilisation ».
« Lecture n°2 » : Un dispositif davantage en phase avec les objectifs environnementaux de la loi AGEC
Force est de constater que la deuxième lecture du tableau évoquée précédemment, qui ne semble malheureusement pas être celle privilégiée par le Gouvernement, ferait preuve de davantage d’ambition environnementale mais également de clarté pour les acheteurs.
Appliquer les taux de manière indépendante permettrait effectivement de garantir une quantité plus importante de produits issus du réemploi ou de la réutilisation. Dans un contexte de développement toujours plus important de la valorisation de certains déchets, et notamment des déchets d’équipements électriques et électroniques, imposer un pourcentage de 20% du montant total HT de réemploi ou réutilisation pour ces produits apparaît loin d’être excessif.
Par ailleurs, le calcul indépendant de ces deux taux sera sans nul doute plus simple à réaliser pour l’acheteur dans la mesure où il aura à réaliser des calculs distincts et compréhensibles par le commun des mortels que sont :
- Le calcul du taux par rapport au montant HT annuel des biens acquis issu du réemploi ou de la réutilisation ou intégrant des matières recyclées.
- Le calcul du taux par rapport au montant HT annuel des biens acquis issu du réemploi ou de la réutilisation uniquement.
Absence de sanctions
Enfin, notons que le texte ne fixe aucune sanction en cas de non-respect des seuils. Toutefois, il s’agit bien là d’une obligation dont le respect pourra être contrôlé par les juges en cas de recours contentieux lié à la passation du contrat de commande publique. Même si en pratique, la preuve de la méconnaissance de cette obligation risque d’être difficile à apporter.
Le décret prévoit un premier bilan du dispositif avant la fin 2022. Reste à espérer que ce bilan n’entraînera pas un allègement mais au contraire un renforcement des seuils, davantage en phase avec les objectifs législatifs initiaux.
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[1] Chiffres 2014 du Ministère de l’Economie, des finances et de la relance
[2] Chiffres 2018 de l’Observatoire Economique de la Commande Publique
[3] Loi n°2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire
[4] Décret n°2021-254 du 9 mars 2021 relatif à l’obligation d’acquisition par la commande publique de biens issus du réemploi ou de la réutilisation ou intégrant des matières recyclées
Mise à jour du 29/04/2021 :
Le Ministère de l’écologie a publié une notice explicative du décret 2021-254 relatif à l’obligation d’acquisition par la commande publique de biens issus du réemploi ou de la réutilisation ou intégrant des matières recyclées, dont voici le résumé :
- La notice confirme que les acheteurs ayant la qualité « d’établissements publics » ne sont pas concernés par cette mesure ;
- Concernant la notion de « produits intégrant des matières recyclées », ces produits sont à considérer comme tels, quelle que soit la part de matières recyclées[1];
- Concernant la lecture du tableau, c’est – malheureusement ? – bien la « lecture n°1 » qui s’applique, comme le confirme la présentation alternative de l’annexe où les seuils sont présentés dans une seule colonne ;
- Tous les objectifs sont à considérer comme des minimums ;
- Sur la prise en compte des objectifs, la note recommande aux acheteurs d’y travailler largement en amont en identifiant et cartographiant les achats pour identifier les leviers d’action. Elle les invite notamment à :
- S’informer sur les pratiques et interroger le marché (sourcing, réalisation d’un avis de pré-information, etc.) ;
- Réserver des marchés aux entreprises de l’insertion ou du handicap, un grand nombre d’entre elles concentrant leurs activités sur la vente de produits réemployés ou recyclés ;
- S’appuyer sur l’allotissement : favorable aux PME, il permet aussi de consacrer certains lots aux produits réemployés, réutilisés ou recyclés et d’autres à des produits « classiques » ;
- Intégrer dans le marché des spécifications techniques/conditions d’exécution relatives à l’achat de produits réemployés, réutilisés ou recyclés.
La notice rappelle également que conformément au décret n° 2018-1225 du 24 décembre 2018 qui vise à encourager l’innovation dans la commande publique, les acheteurs peuvent, jusqu’au 31 décembre 2021, passer des marchés négociés sans publicité ni mise en concurrence préalable pour leurs achats innovants d’un montant inférieur à 100 000 euros. L’achat de produits issus du réemploi, de la réutilisation et du recyclage peut être considéré comme un achat innovant.
Enfin, la notice confirme qu’en fonction des données collectées, le bilan réalisé au plus tard le 31 décembre 2022 « pourra permettre d’adapter, le cas échéant, la liste des produits ainsi que leurs taux. »
[1] A l’exception du papier recyclé qui doit en contenir un minimum de 50% conformément à l’article 79 de la loi de transition énergétique pour la croissance verte du 17 août 2015.